Edith Stein: Muerte y resurrección del Estado
De Enciclopedia Católica
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Edith Stein et l’État Père Bertrand de MARGERIE, S. J. Membre de l’Académie pontificale romaine de saint Thomas d’Aquin RÉSUMÉ. — L’auteur étudie ici la pensée de la Bienheureuse Edith Stein sur l’État, la nature, sa mission, sa genèse, ses valeurs et sa mort et sa résurrection possible comme on l’a constaté dans le cas de l’Allemagne et d’Israël. En 1925, Edith Stein publiait dans l’Annuaire de l’École phénoménologique allemande une Recherche sur l’État, Eine Untersuchung über den Staat. Philibert Secrétan l’a traduite en français en 1989. De cet ouvrage austère, par moments difficile à lire, nous essayerons de présenter ici quelques articulations principales : quelle est l’essence de l’État, quelle est sa mission, comment naît un État, quels sont ses rapports avec les valeurs religieuses, de quelle manière peut-il mourir ? Tout en exposant la pensée d’Edith Stein, nous nous demanderons comment il convient de l’apprécier à la lumière de docteurs catholiques comme Thomas d’Aquin et J. Maritain. I. — NATURE DE L’ÉTAT Edith Stein approfondit ce thème sous l’influence, entre autres, de Max Scheler, dont elle avait été l’élève, et de Adolph Reinach, phénoménologue de la réalité de l’État par le biais du droit civil. Distinguons avec Edith l’État de la masse, de la communauté et de la société. L’État n’est pas la masse, association élémentaire, qui n’existe qu’aussi longtemps que les individus qui la composent sont effectivement en contact et qui se dissout dès que ce contact cesse (p. 37-38). Aucune fonction spirituelle dans la masse. Les États se construisent sur la base de la vie d’une communauté (p. 38-40) ; dans la communauté, nous nous trouvons en présence d’un être spécifiquement fondé en esprit et caractérisé par une vie en commun mais dont aucun individu ne coïncide totalement (comme c’est le cas des individus vivant en masse) avec le vécu collectif : chacun se sent appartenir à une communauté qui, de son côté, est sujet d’une vie propre. L’État n’est pas une société, variante rationnelle de la communauté, où les individus sont plutôt les uns pour les autres des objets, plutôt que des sujets (p. 39-40). 130 DROIT ET RELIGION Le plus spécifique de la communauté étatique est l’autosuffisance, appelée par Aristote autarcie : « ensemble de personnes associées dans une communauté de vie pour former un tout qui se suffit à lui-même ». L’autarcie a son correspondant le plus précis dans la notion moderne de souveraineté, quoique les deux notions ne se correspondent pas entièrement (p. 42). L’essence de l’État est le pouvoir, si l’on entend par pouvoir la capacité de maintenir l’autonomie de l’État. L’existence de l’État a pour condition un pouvoir étatique s’originant lui-même et reconnu, c’est-à-dire en mesure d’imposer cette reconnaissance. Voilà la souveraineté (p. 13, 16-17). Edith Stein n’admet donc pas la thèse contractualiste, selon laquelle l’État est une création arbitraire, ayant pour fondement un contrat entre individus (p. 39). Cependant les individus qui composent l’État constituent une communauté maintenue par l’amitié plus encore que – dit Aristote – par la justice : cette amitié (philia) signifie conscience communautaire. Mais ce lien existentiel n’est cependant pas exigé par la structure étatique de l’État : un ensemble de personnes et un certain type de relation entre elles. Pour mieux situer la pensée d’Edith Stein concernant ces grandes catégories (peuple, communauté, société, État) et pour mieux percevoir sa différence, rappelons ici quelques définitions postérieures et partiellement convergentes de Maritain dans L’homme et l’État. « Le Corps politique ou Société politique requise par la nature et réalisée par la raison est la plus parfaite des sociétés temporelles, une réalité entièrement humaine qui tend vers un bien entièrement humain, le bien commun ; « L’État est seulement cette partie du corps politique dont l’objet spécial est de maintenir la loi, de promouvoir la prospérité commune et l’ordre public et d’administrer les affaires publiques ; l’État est partie ou instrument du corps politique, investi du pouvoir suprême seulement en vertu et proportion des exigences du bien commun » (p. 9-13). D’importantes nuances paraissent distinguer la pensée des deux auteurs : Edith Stein ne semble pas insister sur le bien commun ni sur la société politique ; mais une étude plus profonde de sa pensée pourrait montrer que, sous d’autres vocables, elle traite de ces mêmes points. Ainsi, quand elle écrit (p. 163), que l’État doit « aider la communauté à être morale », le bien commun n’est-il pas souligné comme raison d’être de l’État ? Nous voilà déjà en train de considérer les finalités de l’État. II. — MISSION DE L’ÉTAT Pour Edith Stein, le « droit nécessite un sujet législateur pour entrer en vigueur comme droit ; la tâche spécifique de l’État est de légiférer ; la mission propre de l’État [consiste] dans la réalisation du droit » (p. 147), c’est-à-dire de la justice. « C’est de l’État que dépend que ce qui en soi est juste soit reconnu comme droit en vigueur ». EDITH STEIN ET L’ÉTAT 131 Cependant, il n’est pas exclu que « le droit positif établi par un État s’écarte du droit pur et soit injuste. Un État peut se sentir contraint de dénoncer les obligations contractées envers ses citoyens ou d’autres États et ainsi la "valeur de personnalité" d’un État concret donné entre en conflit avec la valeur de justice. Une atteinte au droit peut être requise dans l’intérêt de valeurs supérieures » (p. 151). Que sont ces valeurs supérieures ? L’auteur ne paraît pas l’indiquer, peut-être faute d’une vision plus claire des exigences du bien commun universel face aux États particuliers. Parmi les valeurs dont la communauté organisée en État peut être porteuse, il y a les valeurs morales de la personne : la tâche de faire de la communauté une communauté morale peut imposer à l’État une obligation de contrer la morale dominante par ses dispositions légales et de leur donner comme contenu des normes morales (p. 163). En une première approximation, les aspects signalés ici de la pensée d’Edith Stein sur la mission de l’État ne paraissent pas suffisamment clairs et cohérents. Il est néanmoins important de reconnaître que la philosophe récemment convertie (1922) rejoint la tradition philosophique du catholicisme en prônant le devoir de l’État de réaliser ce que l’Aquinate appelait la justice en général, qui inclut la justice légale. Cette expression prend chez Edith Stein un sens partiellement nouveau : l’État doit assurer la justice précisément en promulguant des lois. En effet, s’il est permis de développer la pensée d’Edith Stein dans le contexte de la tradition pérenne de la philosophie chrétienne et si l’on se rappelle que la loi est une ordonnance de la raison promulguée pour le bien commun, on percevra que la communauté étatique manifeste inséparablement sa rationalité et sa justice en légiférant. La réalisation de la justice dans l’exercice du pouvoir légistatif présuppose l’existence d’un bien qui dépasse celui des individus, le bien commun. Si les points de vue d’Edith Stein analysés jusqu’ici sont toujours suggestifs, sa pensée sur la genèse de l’État à partir de la communauté culturelle paraît plus originale. III. — LA NAISSANCE DES ÉTATS DANS LE CONTEXTE DES CULTURES Edith Stein s’interroge longuement sur les relations entre culture, peuple et État. Pour elle : « La communauté d’un peuple ne peut être considérée comme telle que si elle anime de son esprit une culture où s’exprime son caractère spécifique. Une culture est un monde de biens spirituels. Chaque culture renvoie à un centre spirituel qui en est l’origine et ce centre est une communauté créatrice dont la personnalité se répercute à travers toutes ses productions. Seul un peuple a par essence vocation d’être créateur de culture. Cette autonomie culturelle, continue notre phénoménologue, par quoi se spécifie le peuple est un étrange reflet de la souveraineté spécifique de l’État et en quelque sorte le fondement matériel de cette autonomie formelle. Cela apporte quelque clarté sur le rapport peuple-État, le peuple 132 DROIT ET RELIGION appelle une organisation qui lui assure de vivre selon ses propres lois » (p. 51-52). Pour Edith Stein, L’État a besoin d’un peuple pour fondement et pour justification interne de son existence (p. 52). S’il est vrai que « les peuples n’exigent pas nécessairement tous de constituer un État » (p. 52), Edith nous invite à réfléchir sur le stade intermédiaire : la nation. Pour elle : « La différence entre peuple et nation réside en ceci : la conscience collective déposée dans un peuple accède dans la nation à une conscience réfléchie ; et parallèlement, la nation forme une image de sa spécificité et la soigne, tandis que le peuple simplement possède cette particularité, l’exprime dans sa vie et par son travail sans être au clair sur ce qu’il est et de ce fait sans le mettre particulièrement en évidence. Un esprit national authentique n’est donc possible que sur fond d’une tradition populaire ; il n’habite un peuple que lorsque celui-ci a atteint une certaine maturité, comme un individu n’apprend à se connaître qu’au cours de sa vie, sans que l’on puisse dire qu’avant cette prise de conscience il n’ait eu aucune identité personnelle » (p. 53). Toutefois, pour Edith Stein, le développement populaire n’aboutit pas toujours à une nation (p. 53) alors que l’État a toujours besoin d’une communauté populaire. Pourquoi ? La réponse d’Edith Stein nous semble fournie à la fin de son livre : « le but de L’État et son importance pour l’histoire ne se résument pas dans l’éveil individuel à la liberté », mais plutôt dans « la création de la culture, contenu de l’histoire », dans « le progrès dans l’usage de la liberté pour la réalisation des valeurs » (p. 168). Car « le sens de l’histoire, c’est la réalisation des valeurs » (p. 170). Edith Stein nous fait participer à sa « découverte du rapport entre État et culture » quand elle affirme avec vigueur : « Lorsqu’un nouvel État apparaît, c’est ou bien le signe qu’un domaine culturel fermé sur soi s’est donné une forme extérieure, ce qui renvoie au développement culturel qui a poussé à ce résultat,… ou bien cela marque le déchirement d’un domaine culturel jusqu’à l’unitaire ou la soudure de domaines culturels différents » (p. 169-170). Les lecteurs de Maritain, dont rien ne prouve qu’il ait connu l’écrit de notre philosophe juive convertie, pourront observer une certaine convergence entre leurs pensées (cf. L’Homme et l’État, p. 4-6 ; 3 et s. sur peuple, nation et État) ; avec toutefois chez Maritain une indication de la transcendance du peuple par rapport à l’État – « le peuple n’est pas pour l’État », mais « l’État est pour le peuple » – qu’on ne voit pas aussi clairement affirmée chez Edith Stein. Par contre, le rôle de la culture et de son développement comme condition de possibilité des États paraît moins souligné par le philosophe français : il est cependant présent dans son analyse de la Nation « supposant la naissance à la vie de la raison et aux activités de la civilisation, à l’héritage culturel » et il converge encore avec Edith Stein quand il affirme : « une Nation est une commu- EDITH STEIN ET L’ÉTAT 133 nauté d’hommes qui prennent conscience d’eux-mêmes tels que l’histoire les a faits, qui sont attachés au trésor de leur passé » 1. Comme la notion d’État est largement une notion moderne, ce que Maritain souligne en nous rappelant 2 que « le mot même d’État n’est apparu qu’au cours de l’histoire moderne », il faut, si l’on veut dégager la pensée de l’Aquinate sur l’État, considérer ce qu’il dit sur la cité, car – dit encore Maritain – la « notion d’État était implicitement contenue dans l’ancien concept de cité, polis, civitas, qui signifiait essentiellement corps politique » 3. Or saint Thomas, sans entrer dans le problème particulier du rôle de la culture dans la genèse de la cité d’une façon explicite, a posé des principes dont l’explicitation aboutit à nous faire reconnaître ce rôle quand il s’est interrogé sur l’origine de la cité. D’une part, pour lui, la « cité est l’œuvre par excellence élaborée par la raison humaine : est civitas principalissimum eorum quae humana ratione constitui possunt » 4 car « la raison doit imposer sa régulation aux hommes eux-mêmes et elle ordonne de nombreux hommes en vue d’une seule cité : ratio humana multos homines ordinat in unam quamdam civitatem » 5. Mais saint Thomas est conscient du fait que « le fondateur de la Cité ne peut produire des hommes nouveaux et doit utiliser ce qui existe déjà dans la nature » 6 ; l’État est donc la multitude des hommes organisés dans un ordre 7. Comme le précise son commentateur Louis Lachance 8, la nécessité de l’État est impliquée dans le vouloir naturel de la volonté voulant le bien humain complet et, par le fait même, le bien commun. D’autre part, l’Aquinate nous dit encore toujours en commentant Aristote 9 que « le genre humain vit de savoir et de raison », c’est-à-dire, suivant la traduction de Jean Paul II 10, de culture : « la signification essentielle de la culture consiste, selon ces paroles de saint Thomas d’Aquin (genus humanum arte et ratione vivit) dans le fait qu’elle est une caractéristique de la vie humaine comme telle. Or, si l’on se rappelle que pour l’Aquinate le langage est le signe par excellence de la rationalité humaine, on saisit tout de suite à quel point pour lui, déjà, la réalisation suprême de la raison humaine, à savoir la cité, l’État, s’enracinait dans la culture et le langage. Voilà donc, en substance, comment saint Thomas entrevoyait sous d’autres catégories ce qu’Edith Stein devait affirmer plus clairement 11. En d’autres termes, nous pourrions dire que, pour une philosophie thomiste, la culture représente la matière qui, informée par une volonté commune du bien commun, devient État en laissant jaillir la souveraineté qui caractérise celui-ci. 1 L’Homme et l’État, p. 5. 2 L’Homme et l’État, p. 13. 3 L’Homme et l’État, p. 14. 4 Commentaires sur la Politique d’Aristote, I, I. 5 Ibid. 6 De Reg. Pr., I, 15. 7 ST., I, 31, 1, 2. 8 L’humanisme politique de saint Thomas, Paris, 1939, p. 579. 9 Post Anal., n. 1. 10 Discours à l’Unesco, 1980. 11 B. de Margerie, Divus Thomas, Piacenza, 87, 1984, p. 25-35. 134 DROIT ET RELIGION IV. — LA SOUVERAINETÉ DE L’ÉTAT Nous avons vu ci-dessus qu’Edith Stein croyait pouvoir rattacher la notion de souveraineté de l’État à l’autarcie de la cité telle que la concevait Aristote. Stein nous dit « ne pouvoir accepter la théorie selon laquelle la souveraineté serait un attribut du pouvoir étatique qui peut lui revenir ou non » (p. 47). L’État, pense-t-elle, est « la seule communauté qui puisse avoir pour caractéristique essentielle la souveraineté » (p. 47). Elle s’explique : l’Église ne cesse pas d’exister quand sa liberté lui est enlevée par l’État. Tandis que « l’État est l’ultime sujet de toutes ses actions ainsi que de l’ensemble du droit en vigueur : l’État a la puissance de contraindre à l’intérieur de son domaine d’autorité et d’autre part il n’est lui-même soumis à aucune autre puissance » (p. 43). Alors que pour nombre de nos contemporains, l’existence même de l’État constitue une limite et une atteinte à la liberté des citoyens, pour Edith Stein « la souveraineté comme auto-constitution d’une res publica et la liberté de l’individu sont inséparablement liées… la liberté des individus n’est pas supprimée par la volonté du corps étatique mais est au contraire la condition de sa mise en œuvre : elle ne limite donc pas la souveraineté » (p. 82). D’où « la fragilité de la situation de l’État » aux yeux d’Edith Stein : sa nature juridique, qui en fait un État, ne parvient pas à garantir son existence. La garantie la plus forte est assurée par le fondement extrinsèque de l’association des personnes mise en forme par l’État, quand cette association a existé antérieurement comme communauté et lorsque le droit épouse les tendances de la vie communautaire. Il y a là, dit Edith Stein, une condition de la santé et de la vie de l’État (p. 82). En d’autres termes, l’État souverain est mortel, quoique souverain. Edith Stein approfondit cette fragilité, cette mortalité de l’État souverain : les personnes qui désobéissent au commandement de l’État en ébranlent l’existence, qui dépend de l’obéissance, c’est-à-dire, pourrions-nous ainsi expliciter la pensée de notre auteur, de la liberté des citoyens ; mais d’autre part les chefs d’État adoptent un comportement nuisible à l’État en s’aliénant les forces spirituelles et, si l’exigence de l’État est incompatible avec la conscience, l’État perd les bases de son existence (p. 174-175). Autant dire que, pour Edith Stein, la souveraineté de l’État, réelle dans son ordre, est loin d’être absolue. L’État souverain dont elle nous parle n’est pas le même que celui qu’analyse Maritain dans L’homme et l’État ou plutôt les deux auteurs se rejoignent en reconnaissant les limites de la souveraineté 12. Pour Maritain, il faut « rejeter le concept de souveraineté qui ne fait qu’un avec le concept d’absolutisme » 13. Celui d’Edith Stein est bien différent ! V. — ÉTAT SOUVERAIN ET VALEURS RELIGIEUSES : L’ÉTAT, LA PERSONNE ET DIEU L’État, tel que le comprend Edith Stein, est en dépendance de la personne dans l’exercice même de sa souveraineté. Philibert Secrétan dégage bien la portée de la pensée de Stein quand il dit que pour elle l’État est une structure de liberté qui mérite d’être huma12 L’homme et l’État, chap. II. 13 L’homme et l’État, p. 43. EDITH STEIN ET L’ÉTAT 135 nisée par des personnes investies de son autorité 14. Edith Stein dit expressément : « L’État, puisqu’il demeure dans la sphère de la liberté, est en soi inachevé et doit recevoir d’ailleurs les orientations de son activité. Ses motivations se font par les personnes qui représentent l’État. Ce qu’elles font en raison des motifs conçus par elles et non par l’État doit compter pour des actes de l’État, si cela est conforme au sens de l’État (p. 107 et s.). Comme le dit un des rares commentateurs de notre traité, Paulus Lenz-Médoc, pour Edith Stein « l’existence de l’État est mise entre les mains de l’homme et dépend au fond beaucoup plus de sa force que lui ne dépend de l’État ». Secrétan note beaucoup plus décisivement encore : « pour Edith Stein, l’État se mesure à sa capacité d’analogie à la personne, catégorie fondamentale de la réalité » 15. D’où la liaison entre liberté personnelle et liberté de l’État : si, selon Edith Stein, « la vie de l’État se résume dans la législation et dans des actes posés sur une base juridique » (p. 97), c’est parce que l’activité de l’État est celle de législateurs personnels et libres qui exercent leur liberté dans la promulgation des lois. Edith Stein résume comme suit « la structure ontique de l’État » : « l’État est une formation sociale à laquelle s’agrègent des personnes libres de telle sorte que celles-ci (à la limite toutes) dominent sur les autres au nom de l’ensemble » (p. 106). On voit comment, pour Stein, la souveraineté et la liberté de l’État est inséparable de la liberté des personnes. Que nous voilà loin des théories absolutistes de la souveraineté ! Or, ces personnes libres, par lesquelles s’exerce la liberté de l’État, sont « avant tout », aux yeux de Stein, des êtres « soumis au Souverain suprême » comme tout homme, et cela « d’abord et avant tout », au point qu’aucun « rapport de domination terrestre n’y peut rien changer » (p. 171), la parole du Seigneur « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » signifie, selon la future martyre d’Auschwitz, que « l’État et l’obéissance envers lui sont voulus par Dieu ou au moins permis par Dieu » (p 172). Certes, nous l’avons vu, l’État en soi inachevé dépend des personnes à travers lesquelles il peut devenir royaume de Satan ou royaume de Dieu : « un être extérieur à l’État, dit explicitement Edith Stein (p. 108), peut l’utiliser à ses fins et ce peut être aussi bien Dieu que Satan ». Elle s’explique : « l’idée de l’État n’exclut pas que la divine providence assigne à l’État une mission particulière dans l’histoire de l’humanité. Mais il ne faut pas imaginer que cette mission de l’État ait été inscrite par Dieu dans l’idée de l’État. Il est seulement possible que Dieu trouve que l’État peut servir à réaliser ses desseins ». Comprenons bien le sens de ce texte : tout État a, aux yeux de Edith Stein, une mission d’origine ultimement divine et c’est la mission d’assurer la justice, de promulguer des lois ; mais certains États ont pu, au cours de l’histoire, recevoir des missions particulières, les liant de plus près à la mission de l’Église. Cependant, ce qu’Edith Stein appelle « la structure ontique de l’État » est laïque, aux yeux de notre philosophe. Pour notre convertie, « l’État n’est pas porteur de valeurs religieuses propres. Car les valeurs religieuses appartiennent à une sphère personnelle qui fait défaut à l’État. Parce qu’il n’est pas ancré dans l’âme des personnes qui relèvent de lui, l’État n’a pas d’âme… cependant il y a un dévouement à l’État qui est une affaire d âme » (p 176). 14 Introduction, p. 17. 15 Introduction, p. 25. 136 DROIT ET RELIGION Secrétan peut donc affirmer en interprétant Stein : « L’État n’est pas, selon sa nature, porteur de valeurs religieuses puisqu’il n’est pas une personne. Mais les croyants placés au service de l’État peuvent le faire agir conformément aux exigences et dans l’intérêt supérieur de la religion, de même qu’ils sont en devoir de motiver l’État à promouvoir toutes les valeurs de la communauté » 16. En ce sens, on pourrait ajouter, malgré Secrétan, que pour Edith Stein la notion d’État chrétien, juif ou musulman présente un sens. On pourrait encore observer que, dans un univers lui-même contingent de personnes humaines non nécessaires, il y a, pour Edith Stein, une super-contingence de l’État par rapport aux personnes humaines dont il dépend en même temps qu’il les gouverne. Elle proclame en même temps une auto-position de l’État en fonction, dit Secrétan, des valeurs de liberté ; pour persévérer dans son être, l’État doit en quelque sorte obliger un peuple à l’indépendance ; le peuple, continue Secrétan, apporte des dispositions culturelles au statut d’État, mais son indépendance naît avec l’État et sans l’État souverain i EDITH STEIN ET L’ÉTAT 137 sonne au sens plénier du mot. Mais les personnes à son service peuvent contribuer à ce que l’État instaure lui-même ce qui est juste et ne retienne pas ce qui est injuste. Cela n’est possible que si les mobiles moraux des personnes de sa sphère de domination sont si pressants qu’elles refuseraient de reconnaître un État qui s’en désintéresserait. Il devient alors nécessaire à son auto-conservation que l’État reste en accord avec la loi morale » (p. 132). En ce sens, on peut dire que notre philosophe convertie est morte victime de l’injustice d’une partie du peuple allemand entraînant l’État dans l’injustice antisémite et antichrétienne, au point de détruire l’État allemand lui-même. En d’autres termes, au moment d’exposer en 1925 les causes de mort possibles d’un État, Edith Stein ne pouvait soupçonner qu’elle décrivait à l’avance le suicide de son propre État dans l’acte même par lequel il voudrait la tuer, elle. L’État national-socialiste, en désaccord avec la loi morale, est, en un sens, mort victime de sa haine antisémite et antichrétienne. Si d’autres ont provoqué la mort de tel État par leurs désobéissances, comme notre philosophe le sait et le dit (p. 125), Sœur Bénédicte de la Croix est morte victime d’un État auquel elle n’avait pas désobéi. Ce qu’elle ne pouvait prévoir en 1925, elle le devina bien avant Auschwitz et il est permis de penser qu’en offrant sa vie en sacrifice à toutes les intentions de l’Église 19, Sœur Bénédicte de la Croix a exercé, sous la lumière et la force du Christ ressuscité une merveilleuse efficacité temporelle et a même mérité, de manière décisive, la restauration des deux États et des deux peuples, Israël et l’Allemagne dont elle était née et en faveur desquels elle est morte d’amour. Les deux peuples dont elle était un lien ont en effet préparé, en leurs meilleurs éléments, la résurrection des deux États, le double miracle temporel de la renaissance allemande et de la renaissance israélienne. Sans les cendres d’Edith Stein à Auschwitz, aurions-nous pu voir Adenauer marquer et proclamer à Jérusalem les regrets de l’Allemagne renée à l’État nouveau-né d’Israël ? Si la dépersonnalisation de citoyens allemands a détruit l’État allemand et abouti à dépersonnaliser (au sens thomiste en séparant son âme de son corps) Bénédicte de la Croix, son sacrifice volontaire a contribué de manière décisive à repersonnaliser des Allemands et des juifs. La création de l’Europe pourrait-elle d’une autre manière contribuer à la mort de certains États ? Edith Stein nous fournit dans son essai sur l’État des éléments de réponses à cette question. En effet, si, pour elle, « à la collectivité populaire, en tant que personnalité créatrice de culture, revient une valeur propre, une valeur que l’État ne crée pas, mais contribue seulement à réaliser », si, pour elle et par suite, « chaque personnalité d’État a quelque chose en propre, de même que chaque personne individuelle est inimitable » (p. 150), alors il est clair que des États renonçant à leurs cultures respectives pour se fondre en un État fédéral au moyen d’un véritable suicide culturel et linguistique, au bénéfice dune entité abstraite, aurait paru à notre martyre accomplir un sacrifice à la fois vain et insensé et qu’elle se serait élevée contre le projet d’une telle Europe et d’un tel État fédéral tournant le dos à toutes ses racines. 19 Cf. J.-F. Thomas, Simone Weil et Edith Stein, Malheur et Souffrance, Namur, 1992, p . 167. 138 DROIT ET RELIGION Plusieurs passages de la réflexion d’Edith Stein sur l’État nous obligent à reconnaître qu’elle n’aurait pas été favorable à une Europe éliminatrice des différences culturelles (pp. 134-135 par ex. et 140). Par contre, le philosophe Edith Stein admettrait pleinement une limitation pro-européenne des souverainetés nationales. Elle écrit en effet : « Si l’État acceptait que dans son domaine d’activité ait cours un droit qu’il n’aurait pas institué lui-même, s’il devait reconnaître à des associations de droit public, voire à des individus, le droit de légiférer, il y aurait auto-limitation mais non pas suppression de la souveraineté. Il n’y a perte de la souveraineté que là où le pouvoir étatique, l’organe de l’autoformation est diminué par une volonté autre que celle de l’État. (…) Si un État a volontairement chargé une autre Autorité de l’usage d’une partie de ses droits et prérogatives et de l’exercice de son pouvoir sur son propre domaine, il demeure un État souverain » (p. 44-45). Il est donc permis de penser que rien, dans la doctrine d’Edith Stein, ne s’oppose à la constitution par les États de l’Europe d’un État fédéral européen si ces États acceptent librement de limiter leurs propres souverainetés respectives en vue de réaliser, au moyen d’un État fédéral, une plus grande justice à l’égard du reste du monde. La souveraineté de cet État fédéral serait enracinée dans les souverainetés des États membres. Je ne propose toutefois cette hypothèse, en ce qui concerne la pensée d’Edith Stein, que sous bénéfice d’inventaire et de vérification, notamment à l’intérieur de la Première partie, II, sect. 9, de son traité sur l’État (pp. 98-103). Si l’hypothèse paraît vérifiée, on pourra dire qu’Edith Stein ouvre des pistes conduisant à l’État mondial, cher à Rceinold Niebuhr et à J. Maritain 20, à cet État mondial qui paraît aujourd’hui à plusieurs penseurs seul capable d’autarcie et d’assurer le bien commun universel, raison pour laquelle il a été préconisé par le pape Jean XXIII dans la quatrième partie de l’Encyclique Pacem in Terris, en 1963. VII. — CONCLUSIONS Horizons possibles d’une comparaison entre les philosophies politiques d’Edith Stein et de Thomas d’Aquin : Il resterait à poser et à examiner deux questions, entre autres, si l’on voulait atteindre à une meilleure intelligence des similitudes et différences entre les pensées de l’Aquinate et celles d’Edith Stein sur l’État : 1) Dans quelle mesure et jusqu’à quel point la promotion de la justice, par la promulgation de lois, – telle est la mission de l’État suivant Edith Stein –, correspond-elle au bien commun dont la recherche est sa raison d’être suivant l’Aquinate ? 2) Peut-on admettre que, pour saint Thomas, chacun des membres d’un peuple voulant le bien commun de ce peuple participe ainsi à la fondation de la cité, de l’État, même si un seul est formellement son fondateur, son instituteur, comme le Docteur commun paraît le dire dans son De Regimine Principum I, 15 ? 20 L’homme et l’État, chap. VII. EDITH STEIN ET L’ÉTAT 139 Une réponse précise à ces deux questions déborderait l’objet de l’étude ici présentée. S’il est clair que l’écrit d’Edith Stein sur l’État appartient « à l’époque phénoménologique d’Edith Stein » – comme le souligne le professeur R. Guilead dans son livre sur l’itinéraire d’Edith Stein 21 et que la convertie de 1922 n’y a pas cherché les lumières qu’aurait pu lui apporter l’Aquinate, il est non moins évident qu’une comparaison plus approfondie que la nôtre pourrait enrichir notre connaissance de leurs deux pensées sur l’État